L’envolée
Les loups grognaient, prêts à bondir, et les vampires reculèrent, médusés. Seul Raphaël ne céda pas un pouce de terrain. Il tenait toujours son bras meurtri contre sa chemise maculée de crasse et de sang.
— Los Ninos de la Luna, marmonna-t-il, et même Clary, dont l’espagnol laissait à désirer, comprit ses mots.
Les Enfants de la Lune.
— Je croyais que les vampires et les loups-garous se détestaient, chuchota-t-elle à Jace.
— Ils se détestent. Ils ne pénètrent jamais sur leurs territoires respectifs. L’Alliance l’interdit, répondit Jace, la voix vibrant d’indignation. Il a dû se passer quelque chose. C’est mauvais signe. Très mauvais signe !
— Pourquoi ?
— Parce que nous allons nous retrouver au milieu d’une guerre.
— Comment osez-vous venir ici ? vociféra Raphaël, le visage empourpré de rage.
Le plus gros des loups, un monstre à la fourrure mouchetée de gris et aux crocs impressionnants, émit une sorte de ricanement semblable au halètement d’un chien. Alors qu’il s’avançait, son apparence se modifia à la manière d’une vague qui enfle et s’enroule sur elle-même. Un instant plus tard, le loup avait laissé place à un homme grand et musclé dont la chevelure grise retombait sur les épaules comme un enchevêtrement de cordes. Il portait un jean et une grosse veste en cuir, et son visage maigre et fatigué avait quelque chose d’animal.
— Nous ne sommes pas venus chercher querelle. Nous voulons juste la fille.
Raphaël le dévisagea avec colère et étonnement :
— Qui ça ?
— L’humaine.
Le loup-garou montra du doigt Clary, figée de surprise. Simon, qui jusqu’alors couinait dans sa main, s’était tu. Dans son dos, Jace marmonna quelque chose qui ressemblait fort à un blasphème :
— Tu ne m’as pas dit que tu connaissais des loups- garous !
Visiblement, il était aussi surpris qu’elle.
— Je n’en connais pas !
— C’est mauvais signe.
— Tu l’as déjà dit.
— Ça vaut la peine que je me répète.
Clary s’approcha de lui :
— Jace... Qu’est-ce qu’ils ont tous à me regarder ?
Tous les visages étaient tournés vers elle : la plupart trahissaient l’étonnement. Raphaël pivota lentement vers le loup-garou :
— Hors de question ! Elle s’est introduite dans notre repaire, donc elle est à nous.
Le loup-garou éclata de rire :
— Je me réjouis de cette réponse !
A ces mots, il bondit et, en un éclair, il redevint loup, la fourrure luisante, la mâchoire béante, prêt à déchiqueter son adversaire. Il heurta Raphaël en pleine poitrine, et ils roulèrent sur le sol en rugissant. Avec un cri de rage, les vampires fondirent sur les loups-garous, qui s’étaient avancés au centre de la salle de bal.
Clary n’avait jamais rien entendu de comparable au vacarme qui suivit. Si les tableaux de Bosch avaient été accompagnés d’une bande-son, c’est à cela qu’elle aurait ressemblé.
Jace siffla entre ses dents :
— Raphaël est en train de passer la pire soirée de sa vie.
— C’est son problème, dit Clary, qui n’éprouvait aucune sympathie pour le vampire. Et nous, qu’est-ce qu’on fait ?
Jace jeta un regard autour de lui. La mêlée les avait acculés dans un coin de la salle ; cependant, si on ne tenait pas compte d’eux pour l’instant, cela ne durerait pas. Avant que Clary ait pu formuler sa pensée, Simon se débattit furieusement et, lui échappant des mains, sauta à terre.
— Simon ! cria-t-elle tandis qu’il disparaissait sous une tenture en velours élimé.
— Qu’est-ce qu’il..., souffla Jace, stupéfait.
Il retint Clary par le bras.
— Laisse-le partir. Il suit son instinct de rat, il quitte le navire.
Clary lui lança un regard ulcéré :
— Simon n’est pas un rat. Et il a mordu Raphaël pour te sauver, espèce d’ingrat.
Après s’être dégagée brutalement, elle se précipita derrière Simon, qui s’était blotti entre les plis de la tenture et poussait des cris aigus, frénétiques, en se raccrochant au tissu. Comprenant enfin ce qu’il essayait de lui montrer, Clary écarta la tenture moisie...
— Une porte, murmura-t-elle. Tu es génial !
Simon poussa un couinement modeste comme elle le soulevait dans ses bras. Jace la rejoignit en un bond. Elle secoua la poignée avant de se tourner vers lui, déconfite :
— Elle est fermée à clé. Ou murée.
Jace se jeta contre le battant, qui ne bougea pas d’un centimètre. Il poussa un juron.
— Mon épaule ! gémit-il. Je compte sur toi pour jouer les infirmières.
— Contente-toi d’ouvrir cette porte, tu veux ?
Soudain, Jace lança un regard derrière elle et écarquilla les yeux :
— Clary...
Clary se retourna. Un loup s’était détaché de la mêlée et fonçait droit sur elle, les oreilles aplaties sur le crâne. Il était énorme, d’un gris tirant sur le noir. Elle poussa un hurlement. Jace se précipita de nouveau contre la porte en jurant. Clary dégaina sa dague et la jeta sur le monstre.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsque la lame alla se planter dans le flanc du loup-garou !
Il se figea avec un glapissement de douleur, mais trois de ses compagnons s’élançaient déjà vers eux, L’un s’arrêta au côté du loup blessé, tandis que les autres fonçaient vers les fugitifs. Jace se jeta contre le battant une troisième fois. Il céda dans un grincement assourdissant ; des éclats de bois volèrent autour. Jace se massa l’épaule, hors d’haleine, avant de s’engouffrer dans les ténèbres.
— Viens, Clary !
Elle se rua à sa suite et referma la porte à l’instant où les deux énormes loups bondissaient en avant. Elle chercha le verrou, en vain : il avait dû sauter sous le choc.
— Baisse-toi ! souffla Jace en sortant sa stèle pour tracer des lignes sombres sur le bois vermoulu de la porte.
Clary reconnut instantanément la rune qu’il venait de graver : une courbe évoquant une faucille, trois lignes parallèles, une étoile : « Ralentir ses poursuivants. »
— J’ai perdu la dague, dit-elle. Je suis désolée. !
— Ça arrive, répondit Jace en empochant la stèle.
Clary entendit des coups sourds frappés contre la porte : les loups-garous essayaient de l’enfoncer, sans succès. Jace la tira par la main :
— La rune ne les retiendra pas longtemps. On ferait mieux de se dépêcher.
Ils se trouvaient dans un couloir humide et froid ; à l’autre bout, une volée de marches se perdait dans les ténèbres. Les marches étaient en bois, et une épaisse couche de poussière recouvrait la rampe.
Simon risqua le museau hors de la poche de Clary, et ses petits yeux noirs étincelèrent dans la pénombre.
— Bon, dit Clary en adressant un signe de tête à Jace. Toi d’abord.
Il esquissa un sourire las.
— Tu sais que je préfère passer le premier. Mais allons-y doucement. Je ne suis pas sûr que cet escalier puisse supporter notre poids.
Clary avait de sérieux doutes, elle aussi. Les marches craquaient et gémissaient sous leurs pieds. Elle se cramponna à la rampe pour garder l’équilibre. Ils progressaient aussi vite que possible dans l’escalier en spirale, franchissant palier après palier sans trouver de porte. Ils avaient atteint le quatrième quand une explosion résonna en bas, et un nuage de poussière les enveloppa.
— Ils ont dû franchir la porte, maugréa Jace. Bon sang, je pensais qu’elle tiendrait plus longtemps !
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On court !
Ils gravirent à toute allure les marches branlantes en faisant sauter un clou çà et là. Ils avaient atteint le cinquième palier ; Clary crut entendre les pattes des loups sur les premières marches ; mais c’était peut-être le fruit de son imagination. Elle se doutait bien que le souffle chaud qu’elle croyait sentir sur sa nuque n’était qu’une illusion ; en revanche, les hurlements qui se rapprochaient étaient bien réels, eux, et terrifiants.
Ils venaient d’atteindre le sixième palier. Clary, hors d’haleine, sentait l’air lui brûler les poumons. Elle reprit un peu espoir en apercevant une porte. Elle était faite de métal massif et quelqu’un avait glissé une brique dans l’embrasure en guise de cale. Elle n’eut guère le temps de se demander pourquoi : Jace ouvrit le battant d’un coup de pied et la poussa devant. Elle entendit un « clic ! » très net comme la porte se refermait derrière eux. « Dieu merci ! » pensa-t-elle.
Puis elle se retourna.
Au-dessus de sa tête, elle vit le ciel constellé d’étoiles pareilles à une poignée de diamants éparpillés. Il ne faisait pas nuit noire, une traînée rose à l’horizon indiquait que l’aube était proche. Ils se trouvaient sur un toit en ardoise d’où émergeaient des cheminées on brique. Une vieille citerne noircie par les ans s’élevait sur une plate-forme à une extrémité du toit ; de l’autre côté, une grosse bâche protégeait une réserve de bois.
— C’est par là qu’ils doivent entrer et sortir, dit Jace en jetant un coup d’œil à la porte dans son dos.
Clary voyait enfin son visage dans la pâle lueur de la nuit, et les marques de fatigue sous ses yeux semblables à des blessures. Le sang de Raphaël formait des taches noires sur ses vêtements.
— Ils volent pour partir d’ici. Voilà qui ne nous aide pas beaucoup.
— Il y a peut-être une issue de secours, suggéra Clary.
Ensemble, ils se dirigèrent maladroitement vers le bord du toit. Clary n’avait jamais aimé l’altitude, et les dix étages qui la séparaient de la rue lui donnèrent le vertige. Tout comme la vue de l’échelle de secours, un bout de fer impraticable qui s’accrochait tant bien que mal au flanc de l’hôtel. Elle se retourna pour jeter un œil à la porte par laquelle ils étaient sortis sur le toit. Elle s’était mise à vibrer et n’allait pas résister longtemps.
Jace se frotta les yeux. Un souffle d’air moite vint chatouiller la nuque de Clary. Elle vit une goutte de sueur dégouliner dans le col de Jace. Le moment était mal choisi pour y penser, mais elle aurait voulu qu’il se mette à pleuvoir pour faire éclater cette bulle de chaleur comme une cloque.
— Réfléchis, Wayland, réfléchis, marmonna Jace pour lui-même.
Une idée germa peu à peu dans l’esprit de Clary. Une rune se dessina derrière ses paupières closes : deux triangles relier par une ligne, telle l’esquisse d’une paire d’ailes...
— C’est ça, murmura Jace et, l’espace d’un instant, Clary se demanda s’il était capable de lire dans ses pensées.
Il semblait fiévreux, soudain, ses yeux pailletés d’or brillaient d’excitation :
— Je ne comprends pas pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt !
Il courut jusqu’à l’autre extrémité du toit et se tourna vers elle. Elle attendit, immobile. Des formes miroitantes se bousculaient dans son esprit.
— Viens, Clary.
Reléguant ses pensées dans un coin de son cerveau, elle le rejoignit. Il tira sur la bâche qui cachait, non pas du bois, mais des engins aux chromes rutilants et à la peinture flamboyante.
— Un petit tour en moto ?
Jace enfourcha une énorme Harley d’un rouge sombre avec des flammes dorées peintes sur le réservoir et les garde-boue. Il jeta un regard à Clary par-dessus son épaule :
— Monte !
— Tu plaisantes ? Est-ce que tu sais au moins conduire ce machin ? Tu as les clés ?
— Je n’en ai pas besoin. Elle marche à l’énergie démoniaque. Bon, tu montes ? A moins que tu ne préfères conduire ?
Sans répondre, Clary s’installa derrière lui. Pourtant une petite voix lui disait que c’était une mauvaise idée.
— Bien ! dit Jace. Maintenant, accroche-toi à ma taille.
Clary s’exécuta et sentit les muscles de son abdomen se contracter tandis qu’il se penchait pour introduire la pointe de la stèle dans le contact. A son étonnement, elle sentit la moto prendre vie sous elle. Dans sa poche, Simon se mit à couiner.
— Tout va bien, chuchota-t-elle d’une voix aussi apaisante que possible. Jace ! cria-t-elle par-dessus le bruit du moteur. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je fais chauffer le moteur, pardi !
— Eh bien, dépêche-toi ! La porte...
Au même instant, celle-ci s’ouvrit avec fracas et les loups envahirent le toit. Au-dessus de leurs têtes, les vampires tournoyaient en poussant des cris de prédateurs.
Clary sentit les bras de Jace donner une secousse, et la moto s’élança. D’un geste convulsif, elle se cramponna à sa ceinture tandis qu’il zigzaguait sur les ardoises glissantes, s’efforçant de disperser les loups qui faisaient des bonds de côté en jappant. Elle l’entendit crier quelque chose, mais ses mots furent broyés sous le crissement des pneus, le hurlement du moteur et le vent. Le bord du toit se rapprochait à toute allure. Clary aurait voulu fermer les yeux, mais quelque chose l’en empêchait. La moto s’élança par-dessus le parapet avant de tomber en piqué vers le sol, dix étages plus bas.
Si Clary avait crié, elle ne s’en souvint pas par la suite. Elle eut l’impression d’être sur les montagnes russes, dans la première descente, lorsqu’on tombe dans le vide en levant bêtement les bras, l’estomac dans la gorge. Quand la moto se redressa dans un soubresaut, elle ne s’en étonna presque pas. Au lieu de piquer vers le sol, ils s’envolaient vers le ciel moucheté d’étoiles.
Clary regarda en arrière et vit un groupe de vampires rassemblé sur le toit, cerné par les loups. Elle détourna les yeux : elle espérait bien ne plus jamais revoir cet hôtel.
Jace poussa un cri de joie et de soulagement. Clary se pencha, les bras autour de sa taille.
— Ma mère m’a toujours dit : « Si j’apprends que t’es montée sur une moto avec un garçon, je te tue », déclara-t-elle par-dessus le vent qui lui fouettait le visage et le rugissement assourdissant du moteur.
— Elle changerait davis si elle me connaissait, répondit Jace avec assurance. Je suis un excellent conducteur.
— Je ne savais pas que les motos des vampires pouvaient voler.
Jace manœuvra adroitement l’engin au-dessus d’un feu qui venait de passer au vert. En bas, Clary entendait le klaxon des voitures, le gémissement d’une sirène d’ambulance et le crissement des freins d’un bus, mais elle n’osa pas baisser les yeux.
— Certaines peuvent !
— Comment tu as deviné, pour celle-là ?
— J’ai tenté le coup ! répondit joyeusement Jace,
La moto s’éleva presque à la verticale dans les airs. Clary poussa un cri et s’agrippa un peu plus fort à la ceinture de Jace.
— Tu devrais regarder en bas ! La vue est incroyable !
La curiosité finit par l’emporter sur la terreur et le vertige. Avalant sa salive avec difficulté, Clary ouvrit les yeux.
Ils étaient plus haut qu’elle ne se l’était imaginé et, pendant un instant, la terre vacilla sous elle tel un paysage flou d’ombres et de lumières. Ils volaient vert l’est, en direction de l’autoroute qui serpentait sur la rive droite du fleuve.
Clary avait les mains engourdies et un poids dans la poitrine. La vue était magnifique, elle ne pouvait que l’admettre : la ville s’élevait telle une forêt d’argent et de verre. Le gris terne de l’East River miroitait en dessous, séparant Manhattan des autres quartiers comme une cicatrice. Le vent frais dans ses cheveux et sur ses jambes nues était délicieux après toutes ces journées de chaleur moite. Mais elle n’avait jamais volé, même en avion, et l’immense vide qui les séparait du sol la terrifiait. Elle ne put s’empêcher de fermer les yeux pendant qu’ils survolaient le fleuve. Non loin du pont de Queensboro, Jace bifurqua au sud et se dirigea vers l’île. Le ciel avait commencé à s’éclaircir, et Clary distingua au loin l’arche brillante du pont de Brooklyn et, au-delà, telle une tache sur l’horizon, la Statue de la Liberté.
— Ça va ? cria Jace.
Pour toute réponse, Clary se contenta de le serrer plus fort. Il tourna le guidon de la moto. Ils s’élancèrent vers le pont, et Clary distingua les étoiles entre les câbles de suspension. Un train matinal chargé de banlieusards endormis passa dans un fracas métallique. Combien de fois était-elle montée dans ce train ? Prise de vertiges, elle ferma les yeux et lutta contre la nausée qui l’envahissait.
— Clary ? Clary, tu vas bien ? répéta Jace.
Elle secoua la tête, les yeux toujours fermés, seule dans ses ténèbres, cernée par le vent, avec pour unique compagnie les battements de son cœur. Quelque chose lui griffa la poitrine. Ouvrant un œil, elle s’aperçut que Simon avait risqué la tête hors de sa poche et qu’il donnait des coups de patte frénétiques sur sa robe.
— Tout va bien, Simon, dit-elle au prix d’un effort. Ce n’est rien, c’est le pont...
Il lui redonna un coup de patte et montra les quais de Brooklyn qui s’étendaient sur leur gauche. Surmontant son vertige et sa nausée, elle regarda les entrepôts et les usines nimbés de la lumière pâle de l’aube.
— Oui, c’est très joli, dit-elle en refermant les yeux. Beau lever de soleil.
Jace se figea brusquement, comme s’il venait de recevoir une balle en plein cœur.
— Le soleil se lève ? cria-t-il avant de virer brusquement à droite.
La moto piqua vers le fleuve, que le ciel teintait de bleu. Clary se blottit contre Jace en prenant garde de ne pas écraser Simon.
— Et alors ? Quel est le problème ?
— Je te l’ai déjà expliqué ! La moto fonctionne à l’énergie démoniaque !
Il freina au moment où l’engin allait toucher la sur face du fleuve et poursuivit sa route en la frôlant, L’eau éclaboussa le visage de Clary.
— Dès que le soleil se lève...
Le moteur se mit à crachoter. Jace poussa un juron et accéléra. La moto fit un bond en avant, puis toussa et, comme un cheval indompté, se cabra. Jace pestait encore quand le soleil pointa au-dessus des quais délabrés de Brooklyn, éclairant le paysage d’une lumière implacable. Clary distingua chaque roche, chaque caillou de la berge étroite qu’ils survolaient à présent. En dessous, l’autoroute déversait déjà son trafic matinal. Ils la dépassèrent en rasant le toit d’un camion. Au-delà s’étendait le parking jonché d’ordures d’un énorme supermarché.
— Accroche-toi ! ordonna Jace tandis que la moto crachait et tressautait sous eux. Accroche-toi à moi, Clary...
L’engin heurta l’asphalte du parking de la roue avant et continua à rouler en rebondissant sur le sol inégal. Une odeur de caoutchouc brûlé leur emplit les narines. La moto ralentit et percuta une barrière de parking avec tant de force que Clary, lâchant la ceinture de Jace, fut projette dans les airs. Elle eut à peine le temps de se rouler en boule en priant pour que Simon ne soit pas écrasé lorsqu’ils toucheraient le sol. Le choc fut violent. Elle ressentit une douleur fulgurante dans le bras ; elle roula sur le dos et tâta le contenu de sa poche. Elle était vide ! Elle voulut appeler Simon, mais le choc lui avait coupé le souffle. Elle aspira une grande bouffée d’air. Ses cheveux étaient mouillés, et elle sentit quelque chose dégouliner dans le col de sa veste.
Du sang ? Elle ouvrit les yeux avec difficulté. Elle avait la tête tout endolorie, et la chair de ses bras était à vif. Elle gisait dans une grosse flaque d’eau sale. L’aube s’était bel et bien levée. Elle chercha la moto des yeux : l’engin s’était consumé à la seconde où les rayons du soleil l’avaient touché : il n’en restait qu’un tas de cendres.
Jace se releva péniblement. Il s’élança vers Clary. La manche de sa veste était déchirée et il avait une longue égratignure sanglante sur le bras gauche. Sous le casque de boucles blond foncé poissées de sueur, de poussière et de sang, son visage était blanc comme un linge. Soudain, il se figea. Il en faisait, une tête ! Quoi, elle avait perdu une jambe dans l’accident, qui gisait sur le parking dans une flaque de sang ?
Elle tenta de se relever et sentit une main sur son épaule :
— Clary ?
— Simon !
Agenouillé près d’elle, Simon cligna des yeux comme si lui non plus n’arrivait pas à y croire. Ses vêtements étaient sales et fripés, et il avait perdu ses lunettes, mais il ne semblait pas blessé. Sans ses lunettes, il paraissait plus jeune, plus vulnérable, un peu perdu.
— Tu vas bien ? Tu es la plus belle chose que j’ais jamais vue, dit-il, la voix chargée d’émotion.
— C’est parce que tu as perdu tes lunettes, répondit Clary.
Elle s’attendait à une répartie spirituelle, mais elle n’y eut pas droit.
Simon se jeta dans ses bras et la serra fort contre lui. Ses vêtements sentaient le sang, la sueur et la poussière, son cœur battait la chamade. Clary lui rendit son étreinte. Quel soulagement d’être dans ses bras et de savoir, enfin, qu’il était sain et sauf !
— Clary, j’ai cru... j’ai cru que tu...
— Que je ne reviendrais pas te chercher ? Bien sur que si !
Tout en lui était familier, du tissu élimé de son T-shirt à l’os proéminent de sa clavicule, sur lequel elle posa le menton. Il répéta son nom, et elle lui caressa le dos d’un geste rassurant. En jetant un regard par-dessus son épaule, elle vit Jace se détourner comme si la lumière du soleil levant lui brûlait les yeux.